jeudi, septembre 19

Dollarisation de l’Argentine : « Le pays se lie les mains dans le dos » (Sylvain Bersinger, Asterès)

LA TRIBUNE – Pourquoi Javier Milei souhaite convertir l’Argentine au dollar américain ?

SYLVAIN BERSINGER – Le plus gros problème de l’Argentine est l’inflation et selon Javier Milei, la dollarisation permettrait de casser l’inflation. Sur ce point, je pense qu’il a raison. Contrairement à nous, qui souffrons d’inflation surtout à cause de la hausse des prix de l’énergie, la cause de l’hyperinflation argentine à trois chiffres vient avant tout de la politique monétaire du pays. La banque centrale du pays imprime beaucoup de trop de monnaie ce qui diminue la valeur du peso argentin.

Ce phénomène est de plus accentué par les importations qui se font souvent en dollar ou en euro car quasiment aucune entreprise étrangère ne veut être payée en pesos et demande à l’Argentine de convertir sa monnaie en des monnaies plus fortes pour acheter des produits. Le problème est que les biens importés voient leurs coûts augmenter quand la monnaie se déprécie car il faut dépenser plus de pesos pour obtenir une même quantité de dollars ou d’euros.

Le futur président souhaite donc mettre fin à la planche à billets en fermant la banque centrale émettrice du peso et en abandonnant ce dernier au profit du dollar américain qui est beaucoup plus stable.

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Pourquoi la Banque centrale argentine imprime trop ?

C’est un problème qui ne date pas d’hier. Il faut comprendre que l’hyperinflation vient très souvent d’une volonté de financer un déficit budgétaire trop important. Et justement, la politique monétaire du pays est fortement influencée par le pouvoir en place qui a souvent décidé d’activer la planche à billets pour financer son budget indirectement.

Javier Milei a dit vouloir dollariser l’Argentine en mettant en place un « système de libre concurrence de monnaies » dont le dollar sortirait, in fine, vainqueur face au peso. Qu’est-ce que cela veut dire ?

C’est assez confus, mais l’idée de base est que pour dollariser, il faudrait des dollars dans le pays. Le problème est qu’aujourd’hui, la Banque centrale argentine a très peu de dollars. Mais Javier Milei affirme que, certes l’institution monétaire n’en a pas mais les Argentins, eux, ont beaucoup de dollars cachés sous leur matelas car ils ne veulent pas garder de pesos.  D’ailleurs, beaucoup d’achats en dollars sont déjà réalisés à l’intérieur du pays, mais de manière illégale et en utilisant un marché de change parallèle.

L’idée de Milei est donc de dire que si l’on officialise les paiements en dollars dans le pays, les ménages verseraient leurs réserves de dollars dans l’économie. Et nous parlons d’un gros montant de 200 milliards de dollars, qui n’est toutefois qu’une estimation. Car ce n’est qu’un pari sur une théorie économique qui ne met pas tous les économistes d’accord.

Dans le cas où Javier Milei réussirait la transition de son pays vers le dollar, quelles seraient les conséquences positives pour l’économie argentine ?

A part arrêter l’inflation, ce qui est déjà une très bonne chose, il n’y en aurait pas beaucoup. Mais nous pouvons imaginer que cette politique pourrait dynamiser la croissance puisque la population serait moins inquiète de la dévalorisation de son argent et donc serait plus encline à consommer. De plus, il y aurait moins de délais et de problèmes d’indexation des salaires, donc les ménages argentins auraient une meilleure situation financière.

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D’autres pays comme le Panama en 1904, l’Équateur en 1999 et le Salvador en 2000 ont déjà abandonné leurs monnaies pour passer au dollar américain. Pourquoi ont-elles fait cela et comment cela s’est passé ?

Ces trois pays sont passés au dollar dans des contextes très différents. Le Panama est un ancien protectorat américain donc la dollarisation s’est faite naturellement très tôt car il a toujours été très dépendant des Etats-Unis. Pour l’Equateur, la dollarisation s’est faite dans un contexte chaotique et en urgence, alors même que le pays était en plein putsch.

En revanche, pour le Salvador, cette décision a été réfléchie et mise en place en coopération avec le FMI pour juguler l’inflation. Mais là encore, la situation est différente de l’Argentine. Le Salvador est géographiquement proche des Etats-Unis et commerce beaucoup avec ce pays donc il est très dépendant du taux de change dollar-peso ce qui rendait la dollarisation très intéressante puisque la baisse de valeur du peso salvadorien  augmentait les coûts des produits importés. De plus, le Salvador a une forte diaspora américaine qui envoie de l’argent à leur famille restée dans le pays, donc avoir la même monnaie que celle de la diaspora est très pratique.

Pour l’Argentine, la dollarisation semble moins pertinente car la diaspora est moins nombreuse que celle du Salvador. Le pays commerce moins avec les Etats-Unis que ce dernier. L’économiste Paul Krugman a même affirmé qu’il faudrait mieux que l’Argentine se convertisse à l’euro car ils vendent plus à l’Europe qu’aux Etats-Unis.

Existe-t-il des effets indésirables à la dollarisation ?

Oui, et le plus important risque est celui de ne pas pouvoir lutter contre une récession. Si l’économie argentine tombait en récession, le gouvernement ne pourrait pas soutenir son économie en mettant en place une politique de relance monétaire qui se fait normalement en baissant les taux directeurs pour relancer les emprunts et l’investissement et la consommation.

Et pour cause, l’Argentine n’aura plus de banque centrale et sera dépendante de la politique monétaire de la Réserve fédérale américaine. Autrement dit, le pays se lie les mains dans le dos.

Mais d’autres problèmes pourraient aussi apparaître. Si la Réserve fédérale américaine décide d’augmenter ses taux directeurs davantage que la Banque centrale européenne par exemple, cela pourrait faire s’apprécier le dollar par rapport à l’euro et faire perdre en compétitivité les entreprises argentines puisque les produits qu’elles exportent coûteraient mécaniquement plus chers aux consommateurs européens.

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Cela risquerait de nuire à la balance commerciale du pays. Pire encore, en cas de déficit commercial, l’Argentine verrait plus de dollars sortir du pays qu’entrer et cela créerait un manque de monnaie qui augmenterait les taux d’intérêts des crédits ce qui, in fine, pourrait faire baisser les emprunts, l’investissement et la consommation et amener le pays vers la récession alors même qu’il n’aurait pas de moyen de mettre en place une politique de relance monétaire…

Dernier risque enfin, celui d’un emballement en cas de faillites bancaires. En 2008, les banques centrales ont prêté beaucoup d’argent à leurs banques commerciales nationales pour éviter qu’elles ne tombent. Mais si l’Argentine supprime sa banque centrale, elle ne pourra plus aider ses banques commerciales hormis en demandant de l’aide aux Etats-Unis qui n’auront pas beaucoup d’intérêt à débourser des milliards voire des dizaines de milliards pour sauver les banques argentines. Mais si le gouvernement ne peut pas arrêter une crise bancaire, les gens ne peuvent plus récupérer leur argent et c’est l’économie toute entière qui pourrait s’effondrer.

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