mardi, septembre 24

Productivité : le sévère décrochage de la France

La France traverse une zone de fortes turbulences. Trois semaines après le second tour des élections législatives, la situation politique est loin d’être tranchée. Divisée en trois blocs, l’Assemblée nationale ne dispose pas de majorité absolue. Et les interminables négociations au sein du Nouveau Front Populaire (NFP) pour proposer un nouveau Premier ministre repoussent toujours plus loin l’arrivée d’un nouvel exécutif à Matignon. Dans ce contexte troublé, les entreprises et les ménages sont toujours plongés dans un épais brouillard. « On est inquiet du choc d’incertitude », confie un ancien patron d’une grande banque française. « Les entreprises sont inquiètes sur l’investissement et l’emploi ».

Percutée par des crises brutales (pandémie, guerre en Ukraine, crise de l’énergie), la trajectoire du produit intérieur brut (PIB) de l’économie tricolore a brutalement chuté ces deux dernières décennies. Au centre des angoisses, la productivité a chuté, pour atteindre en 2023 un niveau inférieur de 3,5% par rapport à 2019 alors qu’elle accélérait entre 0,5% et 0,6% depuis 2010, selon une récente note de l’Insee. En prenant en compte la tendance pré-Covid, le déficit de productivité s’établit même à 5,5% points. « Ce décrochage est inquiétant », déclare François Geerolf, professeur d’économie à Sciences-Po contacté par La Tribune. « Le gouvernement dit que son bilan est positif. L’emploi s’est certes amélioré mais la productivité s’est effondrée ».

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Productivité : le décrochage brutal de la France en zone euro

Ce recul est d’autant plus spectaculaire que la zone euro a subi un décrochage mais de moindre ampleur que celui de la France. En Europe, la productivité accuse un retard de 1 point environ par rapport à la précédente décennie.« Les courbes de productivité en France et en zone euro ont suivi quasiment la même tendance jusqu’en 2020. Et après, il y a un net décrochage », poursuit l’économiste.

À l’opposé, les Etats-Unis ont gagné des points de productivité malgré les violentes crises qui ont frappé l’économie outre-Atlantique. La productivité par tête serait même 5 points au-dessus de son niveau d’avant crise sanitaire. Dopés par les gigantesques plans de relance post-Covid de Joe Biden, les moteurs de la productivité américaine tournent à plein régime.  A ceux-là s’est ajouté l’Inflation Reduction Act (IRA) en faveur de l’industrie verte et de l’innovation.

productivité

Parmi les principaux facteurs évoqués pour expliquer le décrochage zone euro/Etats-Unis figurent en premier lieu les prix de l’énergie et l’explosion des matières premières. La guerre en Ukraine a en effet plongé les industriels européens, et notamment allemands, dans un profond désarroi compte tenu de leur dépendance à l’énergie fossile russe. Les économistes avancent également de moindres investissements dans la recherche et développement ou des politiques budgétaires plus restrictives. Ces facteurs en commun avec la zone euro expliqueraient environ 20% du retard français, selon les économistes de l’Insee. « La question importante est de savoir si cette baisse de la productivité va se poursuivre à moyen ou long terme en France », déclare Vladimir Passeron, chef du département de l’emploi à l’institut de statistiques.

Une faible croissance riche en emploi

L’autre facteur qui peut aussi expliquer une partie du décrochage est le rythme important des créations d’emplois en France. La croissance de l’emploi a augmenté bien plus rapidement que la croissance du PIB depuis la pandémie. L’emploi a progressé deux fois moins vite en zone euro (+2,8%) que dans l’Hexagone (+6,1%) sur la période 2019-2023. En parallèle, le produit intérieur brut (PIB) a accéléré à un rythme comparable (2,4% en France et 2,5% en zone euro).

Cette accélération très forte de l’emploi, notamment dans les services a pu plomber les gains de productivité. Contrairement à l’industrie, la productivité dans le tertiaire est souvent bien plus faible, à l’exception des emplois très qualifiés. Or, la chute vertigineuse du poids de l’industrie dans l’économie tricolore a contribué à plomber la productivité. «Une grande partie de la baisse de la productivité vient de l’industrie. Or, cette baisse vient en décalage avec le discours du gouvernement sur la réindustrialisation », note François Geerolf, qui parle même d’un « effet d’hystérèse ». En économie, cela correspond aux effets persistants d’une crise comme la pandémie par exemple.

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Envol de l’apprentissage et des micro-entreprises

Comment une telle différence sur l’emploi entre la France et la zone euro peut-elle s’expliquer ? Le gouvernement tricolore a fortement mis l’accent sur l’apprentissage depuis 2017, d’abord en faisant passer une réforme puis en déployant un arsenal d’aides important. « L’effet de l’alternance est une spécificité française », souligne Vladimir Passeron. Au total, le nombre de contrats d’alternants a bondi de 60% entre 2019 et 2023. Ces alternants sont comptabilisés dans la statistique publique sur des emplois à temps complet dans les entreprises.

Or, ces personnes moins expérimentées suivent des formations et ne sont pas à 100% dans les sociétés. Enfin, l’objectif de baisse du chômage a pu s’accompagner d’une baisse de la productivité. En effet, le chômage a d’abord baissé pour les personnes les plus éloignées de l’emploi ou les moins qualifiés. Ce qui a pu jouer en faveur de la productivité du travail. A l’inverse, le taux de chômage des cadres est resté relativement stable ces dernières années.

En parallèle, le nombre de micro-entreprises s’est envolé depuis la libéralisation du statut de l’auto-entrepreneur. « Phénomène bien plus lourd, le travail indépendant explose, avec la prolifération de l’auto-entrepreneuriat. Et avec ce phénomène dopé par les crises, de plus en plus de personnes comptabilisées en emploi, mais sans activité ou en sous-activité, ce qui plombe la durée de travail attachée aux indépendants », indique l’économiste Olivier Passet, du cabinet Xerfi.

Face aux difficultés de recrutement, des rétentions de main-d’oeuvre

La mise à l’arrêt de l’économie pendant la pandémie pour éviter la propagation du virus a également provoqué des frictions sur le marché du travail. Pour faire repartir plus facilement l’activité au moment des déconfinements, beaucoup d’entreprises ont préféré garder leurs salariés face aux difficultés criantes de recrutement. Contrairement à la grande crise de 2008-2010, le gouvernement français a rapidement mis en place le dispositif de chômage partiel pour des millions de salariés.

Ce vaste filet de sécurité a certes permis aux moteurs de l’économie hexagonale de repartir plus rapidement. Mais ces rétentions de main-d’oeuvre ont également pu pénaliser la productivité des entreprises. « Une des hypothèses de la chute de la productivité est que les dispositifs de chômage partiel ont été très généreux en France », souligne François Geerolf. Ces phénomènes de rétention ont par exemple été observés dans l’aéronautique ou dans l’énergie. De même que certains économistes évoquent des phénomènes de « zombification » de l’économie liés aux aides Covid. Beaucoup d’entreprises auraient survécu grâce aux aides du « quoi qu’il en coûte ». Mais ce phénomène semble s’estomper au regard de l’envolée des défaillances d’entreprises et de la cure de régime budgétaire.

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Grégoire Normand

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