vendredi, septembre 20

Vente à perte de carburant : les coulisses d’une « drôle » d’idée

La demande, ou plutôt l’ordre, est venu du plus haut niveau. Il y a une dizaine de jours, inquiet de voir les prix à la pompe dépasser les deux euros le litre, Emmanuel Macron a, selon une source, demandé à Matignon de se pencher « de façon urgente sur le sujet ». Elisabeth Borne s’est donc exécutée, demandant à ses collaborateurs et ministres d’être disruptifs et de trouver le moyen de contenir les prix de l’essence sans retour d’une ristourne à la pompe. En est ressortie l’idée de lever, de manière exceptionnelle, l’interdiction de revendre à perte, validée par la Première ministre. Celle-ci devrait entrer en vigueur début décembre prochain, a précisé Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, ce lundi matin, et pourra être mise en place pendant 6 mois. Après l’adoption d’un projet de loi au Parlement cet automne.

La peur d’un retour d’un mouvement Gilets jaunes

Le gouvernement a cherché à agir vite. La crainte est forte de voir un mouvement de grogne monter autour de la flambée des prix des carburants. Dans la macronie, le traumatisme des gilets jaunes n’est jamais loin, surtout quand, comme c’est le cas en cette rentrée, la problématique du pouvoir d’achat arrive en tête des enquêtes d’opinion. Selon un sondage Elabe en effet, 78% des Français se serrent la ceinture, et un tiers saute des repas. Et avec un baril de pétrole qui se rapproche des 100 dollars, les craintes n’en sont que décuplées.

Pour réduire la facture des automobilistes, Bercy a d’emblée évacué l’hypothèse d’une nouvelle ristourne à la pompe. Trop coûteux -celle de l’an dernier a coûté 8 milliards d’euros à l’Etat-, à l’heure où la présentation budgétaire sera orientée sur la réduction de la dépense publique. D’autant que ce dispositif ne cible pas les automobilistes qui en ont le plus besoin.

Les distributeurs vent debout

Le gouvernement a donc cherché à faire porter l’effort sur les entreprises. Et quand les distributeurs se sont plaints de ne pouvoir faire un geste sur les prix en raison de la réglementation sur les ventes à perte, l’idée de jouer sur ce levier a fait son chemin.

« Sur le carburant, comme j’achète et je revends, je ne peux pas revendre à perte, pour pratiquer le juste prix, je n’en ai pas le droit, contrairement à TotalEnergies par exemple », déclarait le 12 septembre sur France Inter Dominique Schelcher, le patron de Système U. « Qu’à cela ne tienne, a ainsi répondu Matignon… il ne faut rien s’interdire », rapporte une source proche de la Première ministre, qui demande à ses équipes de voir comment faire voler en éclats la loi sur l’interdiction des ventes à perte, vieille de 60 ans.

Pas de quoi inquiéter les distributeurs, convaincus que le précédent d’Intermarché, qui s’était vu infliger en 2018 375.000 euros d’amendes pour avoir vendu du Nutella à perte, était inscrit dans le marbre.

Officiellement, les distributeurs ne font aucun commentaire. En coulisse néanmoins, ils enragent en assurant souvent vendre à marge zéro. Et si le carburant est un produit d’appel pour attirer le consommateur dans les supermarchés, ils estiment qu’ils auront du mal à rattraper le manque à gagner dans un contexte d’inflation. « Le premier critère aujourd’hui pour faire venir les gens dans nos supermarchés c’est le prix sur l’étiquette. La tendance est déjà à la déconsommation, à la réduction des achats… Si on augmente les prix, les clients ne viendront plus », s’agace le patron d’une grande enseigne, qui pour l’heure préfère garder l’anonymat. Le message est entendu. Ils seront reçus ce mardi à Bercy.

Protéger les petits commerces

Mais les propriétaires de stations-services indépendantes sont les plus inquiets. Et pour cause : leurs marges sont déjà extrêmement réduites, à peine 2 ou 3 centimes par litre. Leur part de marché a beau être remontée à 40 % des ventes l’an dernier, ils disent être sur le fil du rasoir. Bercy assure comprendre leurs inquiétudes et vouloir tout faire pour éviter de mettre en difficulté ces petits commerces de proximité.

Aussi, ce lundi, Bruno Le Maire reçoit-il leurs représentants. Selon nos informations, le ministre de l’Economie devrait leur annoncer une compensation financière. Probablement autour de quelques millions d’euros versés au réseau, comme l’avait déjà d’ailleurs fait le gouvernement lorsqu’il avait mis en place une remise à la pompe l’an dernier. Histoire d’éviter de fausser la concurrence. Reste que le calcul est vite fait côté ministère des Finances : quelques millions d’euros, c’est bien plus avantageux que des milliards d’euros pour financer une ristourne.

Un coup politique

Pour que la vente à perte soit effective rapidement, il faut qu’elle figure dans une loi votée cet automne. Concrètement, elle doit venir modifier l’article L442-5 du code du commerce. L’exécutif prévoit donc de l’inscrire dans le texte législatif sur les négociations commerciales entre les industriels de l’agroalimentaire et les distributeurs pour baisser des milliers de références. Baptisée pour l’heure « loi contre la vie chère », le texte devrait être porté par Bruno Le Maire et/ou Olivia Grégoire, la ministre déléguée aux PME et commerce.

L’exécutif parie sur une adoption de ce texte, sans recours au 49.3. « Qui osera voter contre un texte qui va faire baisser les prix dans les rayons et à la pompe, sans creuser le déficit ? Personne », plaide confiant un membre de Bercy.

Le timing devrait également faciliter l’adoption du texte. Ce projet de loi devant être débattu au moment où le budget sera discuté. « On ne pourra pas nous accuser d’augmenter ici et là des taxes, des franchises médicales, de plomber le pouvoir d’achat des Français, quand dans le même temps, on ouvre toutes les possibilités pour que l’essence ne dépasse pas les 2 euros le litre », veut croire un conseiller ministériel.

Risque d’une déception pour les automobilistes

Mais, cette mesure va-t-elle réellement se traduire dans les prix à la pompe ? Ce dimanche, Olivier Véran, le porte-parole du gouvernement, pariait sur une économie à venir de 50 centimes par litre. Plus prudent, Bruno Le Maire, lui, n’a pas voulu donner de chiffre précis. Car tout dépend de la façon dont les enseignes, comme Leclerc, Carrefour, Casino … etc vont se saisir de cette autorisation.

« La vente à perte, c’est un outil qui leur est proposé, ce n’est pas une obligation » plaide ainsi un conseiller ministériel. L’exécutif espère toutefois que la plupart des enseignes vont s’en emparer, et que la concurrence jouera à plein. Il se pourrait toutefois qu’elles s’en tiennent au minimum syndical ou bien qu’elles limitent les ventes à perte à quelques périodes bien précises. « Il serait donc faux de laisser croire à l’automobiliste qu’il va payer son carburant à prix cassés pendant 6 mois ! », prévient un expert du secteur qui préfère garder l’anonymat.

Lien source : Vente à perte de carburant : les coulisses d'une « drôle » d'idée